Anticlinal (SITW)

Je suis un paysan, un garçon de la montagne. Un presque bûcheron. Mes grands-parents avaient une scierie au cœur de la forêt, au fond d’une cluse proche de la frontière Suisse. Une cluse, c’est une vallée creusée perpendiculairement dans une montagne par une petite rivière, mettant à jour sa structure anticlinale. Comme un gros mille-feuilles coupé en deux, une faille encadrée par des parois escarpées. J’aime bien le mot anticlinal. Il induit une stratigraphie, des couches de matières et des mouvements de roche, une chronologie. Dans les profondeurs se trouvent les couches les plus vieilles. Mais si le pli tombe, la chronologie s’inverse, les couches plus anciennes se retrouvent à la surface. On parle d’une « tête plongeante ». De toutes les méthodes pour décrire un paysage, la géologie est ma préférée.

À l’époque, on laissait les enfants plus libres. Je partais le matin me balader en forêt. J’y ai appris des choses, j’expérimentais beaucoup. Tout y était beau. Je crois que je pratiquais une sorte d’animisme. Les arbres me parlaient, les pierres aussi. Je traversais des grottes, des clairières. Tout était vivant, puissant. J’avais appris à approcher les animaux, les truites se laissaient caresser dans la rivière, les biches n’étaient pas craintives. Je savais quand j’allais croiser la route d’une vipère, les cris et les chants des oiseaux m’indiquaient leurs humeurs. Les esprits des lieux, du passé, du présent et du futur me prenaient dans leurs bras. On partageait tout. Je regardais partout pour essayer de comprendre comment cela était arrivé là, comment cela fonctionnait. J’étais entouré de vrai. J’ai alors débuté une collection de pierres, comme pour constituer un langage. Du sol et des parois verticales de la vallée, je prélevais des fossiles, des cristaux, des roches et je construisais des histoires. J’extrayais une pierre d’une couche, puis d’une autre. Je les combinais pour voir ce qu’elles avaient à se dire. Elles avaient essayé d’être amoureuses mais s’étaient loupées. Elles s’étaient croisées, et malgré la fulgurance et les désirs, leurs chemins les avaient séparées. Ce n’était pas le bon moment.

Tous les midis, je rentrais déjeuner avec les ouvriers de la scierie. J’ai peu de souvenirs de leurs discussions, comme si le monde des adultes était devenu silencieux. Ils n’étaient pas très intéressés par mes découvertes. De toute façon, ces bûcherons n’étaient pas très loquaces. J’étais fasciné par leurs mains : abîmées, calleuses, hyper expressives. J’aimais les toucher. Elles étaient comme la nature, précieuses. Elles me rassuraient. Les bûcherons travaillaient dur, ils sentaient l’alcool, les gitanes maïs, la résine, la sueur et la sciure.

Lors de nos balades après le déjeuner, mon grand-père me contait des histoires. Il s’amusait à amplifier la réalité. Il y avait un chemin au-dessus de la maison que j’empruntais souvent, avec des marques étranges au sol, sur le bas-côté. Il m’arrivait d’y jouer des heures. En passant à proximité, mon grand-père me racontait l’histoire de la traversée des alpes par Hannibal et ses éléphants. Ces traces dataient selon lui du passage des pachydermes. C’était faux, mais peut-être y croyait-il. C’est en 2009 qu’un couple de paléontologues amateurs, suivant ce même chemin, a rapporté l’existence des empreintes à des scientifiques. Après étude, il a été confirmé qu’il s’agissait de la plus longue succession de pas d’un dinosaure et de la plus grande empreinte de Sauropode jamais découverte au monde.
Les travaux de la nouvelle autoroute ont débuté. Ils ont commencé par s’attaquer à la forêt en créant une immense saignée d’un côté et de l’autre de la vallée. Ils s’en sont ensuite pris à la montagne, à coups de dynamite, nous interdisant de sortir pendant des heures pour éviter de se prendre un morceau de roche sur la tête. C’était la guerre. Mon territoire ne se faisait plus seulement l’écho du temps passé. Puis ça s’est calmé. Ils ont alors débuté la construction du viaduc. Une forêt de piles en béton sur laquelle étaient déposés des voussoirs. L’installation était longue, je grandissais avec l’ouvrage. Je ne voulais pas que ça se termine. L’intérieur du viaduc, creux et facilement accessible, me servait d’observatoire d’où je pouvais contempler ce monde. Appuyant ma tête contre le nouvel édifice, comme je le faisais avec les troncs d’arbres, je pouvais sentir que tout allait disparaître. Le béton ne me parlait pas de la même manière. Le viaduc serait le support d’un nouveau flux, un objet transitionnel. Il allait relier des temporalités différentes. Un peu comme l’avait été la route nationale avant le viaduc, un peu comme l’avait été la ligne de chemin de fer avant elle, comme l’avait été la rivière avant elle encore, et comme l’avait été sans doute la voie qu’empruntaient les dinosaures. Matérialisation d’un rite de passage. Ces constructions géométriques portaient en elles une forte charge sexuelle. C’est sans doute parce que je commençais à lire, sans vraiment trop comprendre, des textes de Rimbaud et m’intéressais aux quelques magazines de cul qui traînaient dans les armoires de la maison. Pour un temps, les lignes de forces avaient bougé. Les autres humains qui n’étaient pratiquement tous que des fantômes concentraient mon point de focal. Je commençais à comprendre les liens qui les unissaient, leurs désirs, leurs déchirements, leurs indifférences. Les sons devenaient des images ; les odeurs, des couleurs. Le jeu, les rires, les cris, les disputes, la haine, l’apprentissage de la mélancolie et de la douleur des séparations… Finalement un trop plein de nourriture amère me ramenait souvent dans les bois, sous le pont que j’avais vu grandir.

«Underneath the bridge
The tarp has sprung a leak
And the animals I’ve trapped
Have all become my pets
And I’m living off of grass
And the drippings from the ceiling
It’s okay to eat fish
‘Cause they don’t have any feelings»

Les ombres au fond des grottes ont cessé de me parler. Je trouvais mal ma place dans ce maillage grossier. Je découvrais les désirs mais ce n’était pas suffisant, je ne comprenais pas qu’il ne faille pas toujours les montrer. Je m’éloignais de cette nature bienveillante, malgré moi. Comme au moment d’un réveil brutal, mes souvenirs devenaient lacunaires, disparaissant, inexistants.

Bien des années plus tard, devant mon ordinateur, pris dans une séance de sérendipité intense mélangée à une furieuse procrastination, « Something in the way » surgit dans mes oreilles. Rimbaud est mort d’une infection aux genoux. Verlaine est mort aussi, misérable. Leur rencontre amoureuse n’aura duré que deux ans. Crise de résilience, je fonce sur Google Map et me ballade du bout des doigts au milieu des flux de mon enfance. J’observe ce territoire, vu d’en haut, comme je ne l’ai jamais vu. Ma mémoire appartient un peu à celle des machines maintenant. D’une vue à l’autre, les saisons changent, les temporalités semblent encore se mélanger. Tous les signes ont disparu mais presque rien n’a changé.